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(juillet
2001
du placard à la boite
Je descends une rue du 20ème arrondissement de Paris. Pause, je clique mentalement sur la case arrivée. Je frappe quelques coups discrets sur une porte de verre. Pas besoin de physionomiste pour avoir le droit d'entrer au Cyber Club. Le simple fait d'être là est la clef de l'espace. le simple fait d'être au courant de la manifestation sert de procédure d'accès. Une charmante fille vient m'ouvrir. je pénètre dans "la scierie tous métaux". Société discrète. Un couloir, puis un appartement construit au milieu d'un chantier. Voici le Placard numéro 1. Dans le fond, un escalier descend vers le studio enregistré sous le nom de Placard numéro 2. Le troisième Placard est virtuel. En "streaming" de Vienne. En direct "live" par la route internet d'Autriche.
Sur l'espace du chantier s'écrasent des fauteuils défoncés, des chaises et des choses diverses comme les accessoires d'un roman. Nous sommes dans une sorte de salle d'attente plongée dans la pénombre. Un bar, des bières, quelques musiciens et des visiteurs. On parle doucement. On chuchote presque. Pas de bruit violent. C'est la cérémonie du silence. Production sonore pour douze casques et douze auditeurs. Chantier électronique pendant quatre jours et quatre nuits non-stop. Casque obligatoire.
La
première édition du Placard avait eu lieu dans une chambre de bonne, près de Belleville. Exiguïté, rangement arborescent, mixage et remise au placard. La poussière d'électrons disparaît dans l'espace du casier numérique. L'édition fût si réussie que les initiateurs décidèrent de continuer les années suivantes. Ce n'est ni un concert ni une répétition. C'est une sorte de studio ex-pé-ri-mental. L'écoute au casque concentre et pénètre plus profondément l'auditeur. Le placard est une sorte d'entre deux. Représentation publique et séance de travail. Il permet aux musiciens de tester de nouvelles idées. Erik Minkkinnen est l'habitant des lieux, membre du groupe "Discom" et l'un des organisateurs du Placard. "Une japonaise m'a demandé en cours de programmation comment sélectionnez-vous les participants ? J'ai répondu : c'est bon, si tu as l'information pour t'inscrire c'est que tu es déjà sélectionné." Cette manifestation musicale s'inscrit dans un monde de réseaux. C'est à dire l'inverse d'un monde de médias qui dirige et verrouille toute information réelle.
La musique électronique est-elle élitiste ou peut-elle être jouée par tout le monde ? "S'il y avait une case à cocher, je répondrai plutôt : faite par tout le monde. Maintenant beaucoup plus de gens, que par le passé, font de la musique." Les musiciens utilisent les mêmes logiciels et les mêmes médiums pour jouer une musique non standardisée. Une musique à l'esthétique cadencée au bruit blanc. Une sonorité composée de nombreuse fragmentation de mélodies simultanées, se recouvrant et s'entrecroisant à l'infini. Une sonorité composée comme l'amplification des parasites et des grattements terminaux d'un vinyle en fin de course. Les musiciens deviennent les DJ de leur propre musique lorsqu'ils se lancent en "live". Ils mixent en publique des fragments déjà programmés, composés et fabriqués sur leurs ordinateurs portables. Ils ont longuement travaillé les sources sonores de leurs créations, qui va irriguer les écouteurs.
Je pense que tu n'as pas forcément besoin de vouloir t'exprimer en faisant de la musique." Erik, le résident, aime écrire des programmes aléatoires, des instructions et des listes de tâches sonores que la machine va exécuter avec sa logique imprévisible et robotique. Il veut que la musique se construise d'elle-même. Dans l'explosion énorme des sons de notre époque, il se situe dans une sorte de perspective inventée par John Cage. N'importe quel processus peut fabriquer des sons, donc de la musique. Il veut déléguer sa créativité aux machines qui deviennent la prolongation de son corps et de son esprit. Il faut que Cyber passe… On vit une époque amusante ou l’on trouve Gainsbourg et Léo Ferré en timbre-poste. Trois francs. Le "cyberspace" s’agrandit à chaque instant.
La moitié du public sorti du Placard est musicien. La plaque sensible est la fréquentation des concerts organisés par l’insaisissable organisation "Büro". Mixage en tous genres et propagation de la musique électronique à l’esthétique plutôt contemporaine. La musique populaire et le "post rock" se rangent et se dérangent vers l'abstraction.

Les armoires remplies de zéro et de un, des penderies d'octet à n'en plus finir, des buffets remplis de processeurs numérique et des boites de dialogue. Le placard c'est aussi une affiche. Programme en main je classe au hasard les dérangés du placard futuriste. Port radium, Headphone guerilla, Electro-mechanical ambiant. Temps parallèles, Steven Spielberg live mix, Groënland, Crash normal, Black snow, Pure dogma, Totor 2001/chinese odyssey, Hawaïan summer crack, Attack & complete révolution.Sur l'étagère suivante de l'armoire je classe encore au hasard les dérangés du Placard contemporain. Charles Trenet kapput mix, Hologram tree, Electro minimal. King kong ping pong, Digital hasard, La kabine electroniq de votre serviteur, avec son fiston à la game boy et son pote Jean-Jacques Birgé au theremin. Bird world, Debilistic surealistic, The bazar and the cathedral, Java pd interface, Les Doki girls et leur petit karaoké japonais.
Sur une autre étagère de la penderie numérique, au hasard des dérangés du placard abstrait je range encore Edith electronica, Psycho fred. Opération dumbo drop, J'irai cracher sur vos tongs, Je préfère le matin pas trop tôt merci. Pom pom zed de Dragibus, Discom, After re-format, Sans titre, Untitled folder. Pita, On l'met à quelle heure Jeff mills ? This heat my jazzy style.
Un coup dans le buffet pour écrouler la dernière étagère au hasard des dérangés du Placard pop. Bionic youth d'Eva Revox, Stereophonic fuck de Mr Spermman, Live machine de Space girl, Paradise massage, Nuova musica in cucina, Pop cake session. Charcut mix, Poporc, Power fashion club : j'ai besoin de toi.
Cette liste recense environ la moitié des participants, choisis dans cet article pour leurs intitulés distrayants. Le cinquième jour, on monte le son à fond. Le cyber-club passe de la pénombre silencieuse à la sonorisation flamboyante et de l'écouteur au haut-parleur. Du placard à la boite, tout le monde se transporte au Batofar. Passage de l'infiniment peu à l'infiniment fort. Passage de la scierie tous métaux au navire amiral de la musique à la mode. Du placard à la boîte, tel est notre destin. S'il te plaît monte le son !

la kabine electroniq
avec Jean-Jacques Birge (theremin) Léo (game boy) et Etienne Brunet (live electronics)
d
u placard à la boite : (photo Sylvie Astie)
texte paru dans Octopus au printemps 2002